|
|
.. |
Bkz (Olivier)
"Jean"
Jean
Le brouhaha général roulait à en faire
trembler l'édifice, parfois entrecoupé
par des rires aigus qui se terminaient
en long hurlements. On aurait dit une
armée sauvage à la presque heure de
victoire en attente d'un quelconque
pillage. Les jours de pluie, de
centaines de petits poumons vidaient le
préau de son oxygène pour le remplacer
par ce vacarme pendant deux heures,
juste après la cantine.
L'attente de ce jour de pluie est le
premier souvenir de Jean, il avait dans
les cinq ans et se tenait blotti
derrière le battant de la lourde porte
en bois que les grands faisaient claquer
à la volée, de toutes leurs forces, dans
le chahut de leurs courses, sortant et
entrant sans cesse dans un ballet
sauvage. Grâce ou à cause d'une taille
bien inférieure à celle des autres
enfants de son âge, Jean avait découvert
en ce jour pluvieux qu'il lui était
possible de se tenir derrière la porte
sans craindre de blessure. Lorsqu'un
enfant l'ouvrait à toute volée, son
battant cognait contre le mur dans un
choc tectonique mais s'arrêtait toujours
à une distance suffisante du visage de
Jean. La porte l'avalait alors dans dans
son ombre et lui offrait invisibilité et
protection aux yeux des autres enfants.
La porte devenait son gigantesque
bouclier qui le protégeait du monde, un
monde dangereux pleins de cris et de
mouvements dont-il se sentait étranger
de par sa frêle nature.
Aucun événement particulier n'explique
pourquoi Jean fit de cette récréation
son tout premier souvenir. L'odeur
sombre du préau, celle acre de la lourde
porte, et puis cet univers autour, fait
d'enfants en fusions. Des groupes de
petites filles entouraient tel des
systèmes solaires un soleil-soeur
habillé d'une robe, les étoiles filantes
des garçons courraient partout en
hurlant, se télescopant parfois et
entrant instantanément en fusion,
lorsque deux astres roulaient au sol
dans un nuage de coups de poings
bagarreurs, se transformant alors en
deux supernovas attirant instantanément
tous les astres des alentours,
spectateurs.
Jean que ce monde violent traumatisait à
chaque instant se dit qu'il retournerait
à cet endroit les jours de pluie dans le
préau, entre le mur et la porte. Il
réfléchit aussi aux lieux qui pouvaient
lui offrir la même protection, dans la
cour de récréation, par les jours de
beau temps. Les autres jours Jean fit le
tour et essaya tout les trous de souris
où il pouvait disparaître des yeux du
monde, protégé et en paix, et d'où il
pouvait observer sans crainte ces êtres
puissants et inquiétant envers lesquels
il ne se sentait aucune parenté
naturelle, ces géants d'énergies pures,
façonnant un monde barbare et
anarchique, un peu grotesque.
En ce jour habituel à l'école des sœurs,
en ce jour de pluie triste et gris, Jean
blotti derrière la porte décida sans le
réaliser pleinement du comportement
qu'il adopterait tout au long de sa vie.
Pour la première fois dans son
existence, un enfant trop petit prit
conscience de sa nature profonde et de
la place exacte qu'il tenait dans un
univers en furie.
**
Jean réussi au fil des ans à rendre
quasi-parfaite sa technique dite «
d'invisibilité » comme il l'appelait
enfant, avant de ne plus l'appeler du
tout vers l'adolescence, quand l'art de
la dissimulation physique fit parti de
lui aussi surement que n'importe lequel
de ses membres.
Jean resta toujours petit et chétif, et
le passage à l'âge adulte ne changea pas
grand chose. Son corps minuscule déjà
dur comme de la pierre se couvrit
simplement de poils noirs, doux, comme
un léger duvet. Deux ornières profondes
se formèrent autour de sa bouche pour
lui donner un air austère, sa vue
baissa, il porta des lunettes à grosse
montures, ses cheveux tombèrent un peu,
il ne s'en soucia pas, et la somme de
ces transformations d'enfant à homme
achevèrent de le rendre complètement
invisible aux yeux des Hommes.
Au final Jean passa une scolarité assez
courte et sans histoire, récompensée par
un simple diplôme de comptable plus que
suffisant pour quelqu'un comme lui,
attiré si fortement par l'anonymat
qu'offrait la vie du simple travailleur.
Quelques mois plus tard, Jean sortit
définitivement de la promiscuité
qu'imposait les systèmes en se faisant
exempter du service militaire, dont il
fut dispensé pour cause médicale grâce à
son physique particulièrement fluet. Le
sergent médecin qui l'examina lui
déclara qu'il devait s'estimer heureux,
malgré tout, d'avoir les quelques
centimètres nécessaires pour échapper à
la classification de nain. Le sergent
afficha un air désolé en abattant le
tampon «Inapte» sur le formulaire, et
Jean afficha le même air contrarié en
réponse, par politesse.
Jean persuadé que les institutions
scolaires ou militaires avaient pour but
de transformer d'innocents enfants en
géants colériques, avait développé une
théorie selon laquelle mère-nature
n'avait pas prédit pour lui cette
destinée en lui offrant ce physique
spécial, tellement que son corps en
devenait un message sans équivoques à
l'attention des Hommes : « Voyez ! Vous
ne ferez jamais de cette créature un
géant ! ». Il s'agit surement de la
cause de cette gêne ressenti par le
docteur militaire qui le poussa à
justifier sa décision en soulignant à
Jean sa chance de ne pas être handicapé,
de justesse. Ce docteur qui avait voulu
maladroitement atténuer l'inadaptation
de Jean à la société des hommes ne
l'avait en réalité que conforté
d'avantage dans sa vision de lui-même :
Jean n'était ni un géant, ni un nain,
seulement inexistant, un rien.
Jean accentua encore son un air peiné
mais au fond ce jour là, il rayonnait.
Son aptitude à devenir invisible n'avait
jamais marché face au système
administratif français, l'appel des
élèves ou l'appel au drapeau qui le
forçaient à lever la main ou à se mettre
nu devant un militaire. La vision
pointue de l'administration dont
personne ne pouvait se cacher avait pour
source son simple nom détenu dans des
fichiers. Ce jour là marquait donc un
tournant important. Bien que toujours
visible de l'administration, celle-ci se
désintéressait enfin de lui, et tant
qu'il respecterait les règles établies
et qu'il paierai ses impôts, l'éducation
nationale, la bureaucratie ou l'armée
n'avait plus aucune raison de le
convoquer pour décider de sa vie.
En plus de la confirmation de ce médecin
quand à la destinée isolée que lui
offrait son physique particulier, le
tampon officialisait le fait que Jean en
avait fini du monde des géants, une
exemption totale et définitive qui le
libérait enfin et lui laissait la
liberté devenir ce rien auquel il
aspirait depuis toujours, depuis l'âge
de cinq ans au moins.
Après l'exemption de l'armée française,
Jean trouva un travail pour l'été dans
le service comptable d'une petit
supermarché.
A la rentrée de Septembre, Jean se fit
recruter dans un cabinet d'expert
comptable où il resta toute sa vie. Deux
mois plus tard, il utilisait ses
premiers salaires afin de payer la
caution d'un petit deux pièces situé en
périphérie, à quelques kilomètres de
chez ses parents. Jean déménagea ses
affaires avec l'aide de son père et
s'installa, seul, pour la toute première
fois. Lorsque sa mère venu voir son
installation lui fit un gros baiser sur
la joue et claqua la porte, Jean
s'installa sur une chaise qu'il posa
près de la fenêtre de la cuisine pour
savourer ce moment. De son poste
d'observation Jean pouvait voir le
couchant doré dans le ciel, par-delà
l'étendue herbeuse située derrière
l'immeuble, et puis au loin les voitures
qui circulaient sur la départementale.
Propulsées à toute vitesse les
carrosseries renvoyaient parfois des
éclairs de soleil furieux et
métalliques, des tonnes et des tonnes
d'acier en mouvement et dans chaque
véhicule, aux commandes, un géant au
moins, pressé de rentrer chez lui. Des
géants par dizaines, par centaines, qui
retrouveraient bientôt leurs maisons
géantes et colorées, leurs femmes
monumentales et leurs enfants occupés à
courir et à hurler, futurs petits géants
impatients d'en découdre avec le monde,
de le mettre à genoux. Après un dîner
gargantuesque et un dernier rot tous se
retrouveraient devant la télé pour
regarder un film où des géants héroïques
se tireraient dessus et traverseraient
des murs de flammes en hurlant. A la fin
les géants iraient prendre leurs places
dans leurs lits respectifs, un peu
hébétés par la fureur de la journée, et
ils passeraient ensuite la nuit à hurler
des ronflements sonores et puissant à en
faire trembler les murs, jusqu'au
lendemain, le lever de l'astre soleil,
boule gigantesque de flammes prête à
sonner la charge pour son armée assoupie
faite à son image, triomphante.
Pendant les années qui suivirent à
chaque fin de journée lorsqu'il rentrait
chez lui, Jean s'assit sous cette même
fenêtre, son plus merveilleux trou de
souris. Bien en sécurité et invisible,
il regardait les géants aller et venir,
vivre leurs vies en mouvement dans
l'inconscience de sa présence, l'homme
minuscule assis dans sa cuisine qui les
épie.
Copyright
https://www.facebook.com/OlivierBkz/post
s/258332334308474
|
|
|
| |
|
|
|